12

 

Je regagnai mon appartement à l’aube. Dans les rues, la brigade anti-graffiti s’employait à effacer avant le lever du jour les slogans tracés durant la nuit par les militants du KPD : « Front rouge vaincra ! » ou « Vive Thaelman ! Vive Tœrgler ! »

Il n’y avait pas deux heures que j’avais fermé l’œil que je fus tiré de mes rêves par un vacarme de sirènes et de coups de sifflets. C’était un exercice d’alerte aérienne.

J’enfouis la tête sous mon oreiller, essayant d’ignorer le responsable de secteur qui tambourinait à ma porte, mais je savais qu’il faudrait justifier plus tard mon absence, et que, faute d’explication valable, j’écoperais d’une amende.

Une demi-heure plus tard, lorsque les sirènes et les sifflets signalèrent la fin de l’exercice, il me parut inutile de retourner au lit. J’achetai donc un litre de lait et me préparai une énorme omelette.

Inge arriva au bureau peu après 9 heures. Elle s’assit en face de moi pendant que je terminais la rédaction des derniers renseignements glanés sur mes affaires en cours.

— Avez-vous vu votre ami ? lui demandai-je au bout d’un moment.

— Nous sommes allés au théâtre.

— Oui ? Et qu’avez-vous vu ?

Je m’aperçus que je voulais tout savoir de leur soirée, y compris des détails qui n’avaient rien à voir avec Paul Pfarr.

— Le Garçon de courses. C’était assez mauvais, mais Otto a semblé apprécier. Il a même insisté pour payer ma place.

— Qu’avez-vous fait ensuite ?

— Nous sommes allés à la brasserie Baarz. Un endroit affreux, bourré de nazis. Tout le monde se levait et saluait le poste de radio quand on entendait le Horst Wessel Lied on Deutschland über Alles. J’ai dû faire comme les autres, pourtant, je déteste ce salut hitlérien. J’ai l’impression de héler un taxi. Otto a beaucoup éclusé et il est devenu très loquace. J’ai pas mal bu moi aussi, c’est pourquoi je me sens un peu vaseuse ce matin. (Elle alluma une cigarette.) Otto m’a dit ne pas très bien connaître Pfarr. Pfarr était à peu près autant apprécié au DAF qu’un caillou dans une chaussure ; ce n’est pas étonnant puisqu’il était chargé d’enquêter sur la corruption et la fraude au sein de l’Union du travail. Son enquête a provoqué l’arrestation de deux trésoriers du Syndicat des transports, qui ont été envoyés en KZ : le président du comité d’achat de l’imprimerie Ullstein, dans Kochstrasse, a été inculpé de détournement de fonds et exécuté ; Rolf Togotzes, trésorier du Syndicat des métallurgistes, a été expédié à Dachau ; et la liste n’est pas finie. Paul Pfarr s’était fait un nombre considérable d’ennemis. Il semble qu’on ne l’ait pas beaucoup pleuré au DAF quand on a appris sa mort.

— Avez-vous découvert sur quoi il travaillait au moment de sa mort ?

— Non. Il était toujours très discret sur ses activités. Il travaillait avec des indicateurs jusqu’à ce qu’il ait amassé suffisamment de preuves pour établir une accusation.

— Travaillait-il seul au DAF, ou avec des collègues ?

— Sa seule collaboratrice était une sténographe, Marlene Sahm. Elle a tapé dans l’œil de ce cher Otto, et il l’a invitée plusieurs fois à sortir avec lui. Ça n’a pas débouché sur grand-chose. Le pauvre, il aura passé sa vie à déboucher sur rien… Mais il se souvenait de son adresse. (Inge ouvrit son sac et feuilleta un petit carnet.) Nollendorfstrasse, numéro 23. Elle saura probablement sur quoi travaillait Pfarr.

— Votre ami Otto m’a tout l’air d’un homme à femmes. Inge éclata de rire.

— C’est exactement ce qu’il m’a dit à propos de Pfarr. Il était presque sûr que Pfarr trompait sa femme et qu’il avait une maîtresse. Il l’a vu plusieurs fois dans une boîte de nuit avec la même femme. Il paraît que Pfarr était tout gêné d’être découvert. D’après Otto, elle était très belle, mais habillée de manière un peu trop voyante. Il ne se souvient pas de son nom, mais c’est quelque chose comme Vera ou Eva.

— A-t-il mis la police au courant ?

— Non. Ils ne lui ont rien demandé, et comme il préfère ne pas avoir affaire à la Gestapo…

— Vous voulez dire qu’ils ne l’ont même pas interrogé ?

— Apparemment non. Je secouai la tête.

— Je me demande à quoi ils jouent. (Je restai silencieux une minute avant d’ajouter :) À propos, merci d’avoir accepté de le sonder. J’espère que cela n’a pas été trop désagréable.

Elle fit non de la tête.

— Et vous, qu’avez-vous fait ? s’enquit-elle. Vous avez l’air fatigué.

— J’ai travaillé tard. Et je n’ai pas beaucoup dormi. J’ai été réveillé par un de ces foutus exercices d’alerte.

Je me massai le crâne pour le faire revenir à la vie. Je ne lui parlai pas de Gœring. Elle n’avait pas à en savoir plus qu’il n’était nécessaire. C’était plus prudent.

Ce matin-là, elle portait une robe de coton vert sombre avec un col à godets et des poignets de dentelle blanche. Durant un bref moment, je m’abandonnai à une délicieuse rêverie où je lui soulevais sa robe, puis me familiarisais avec la courbe de ses fesses et la profondeur de son sexe.

— Cette fille, la maîtresse de Pfarr. Irons-nous la voir ? demanda Inge.

Je secouai la tête.

— Les flics l’apprendraient et je ne veux pas leur faire cette faveur. Ils sont sur les dents pour la trouver, inutile de leur faciliter le boulot.

Je décrochai mon téléphone et communiquai à l’opératrice le numéro personnel de Six. Ce fut Farraj, le maître d’hôtel, qui répondit.

— Bernhard Gunther à l’appareil. Puis-je parler à Herr Six ou à Herr Haupthändler ?

— Navré, monsieur, ils sont en réunion à l’extérieur ce matin. Ensuite je crois qu’ils doivent assister à la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques. Puis-je transmettre un message à l’un ou à l’autre ?

— Oui, aux deux. Dites-leur que j’approche.

— Ce sera tout, monsieur ?

— Oui, ils comprendront. Mais dites-leur bien à tous les deux, je vous prie, Farraj.

— Entendu, monsieur. Je reposai le téléphone.

— Parfait, dis-je. C’est le moment d’y aller.

Le trajet en U-Bahn jusqu’au zoo nous coûta 10 pfennigs. La station du zoo avait été spécialement repeinte pour les Olympiades, et l’on avait même redonné une couche de blanc aux maisons qui l’entouraient. Mais au-dessus de la ville, au-dessus même du dirigeable Hindenburg qui sillonnait le ciel de la capitale en remorquant un grand drapeau olympique, s’amassaient de gros nuages menaçants. Tandis que nous émergions de la station, Inge leva la tête et remarqua :

— Ça leur ferait les pieds s’il pleuvait cet après-midi. Et même pendant les quinze jours des Jeux !

— C’est la seule chose qu’ils ne puissent pas contrôler, dis-je alors que nous atteignions l’extrémité de Kurfürstenstrasse. Et maintenant, ma chère Inge, je vais profiter de l’absence de Herr Haupthändler pour visiter son appartement. Vous m’attendrez au restaurant Aschinger. Commettre une effraction est un délit grave, ajoutai-je comme elle faisait mine de protester, et je ne veux pas que vous soyez là si les choses venaient à mal tourner. Compris ? Elle fronça les sourcils, puis hocha la tête.

— Espèce de brute, marmonna-t-elle tandis que je m’éloignais. Le numéro 120 était un immeuble d’appartements luxueux répartis sur cinq étages. Je m’attendais à y trouver des portes de bois sombre si amoureusement vernies qu’on aurait pu les utiliser comme miroirs dans les vestiaires d’un orchestre de jazz noir. Je signalai ma présence au gardien en actionnant l’énorme heurtoir de cuivre en forme d’étrier. Le nabot était aussi vif qu’une limace camée jusqu’aux oreilles. Je brandis devant ses petits yeux chassieux le laissez-passer que j’avais acquis chez le brocanteur juif, annonçai « Gestapo ! » d’un ton péremptoire, le repoussai sans ménagement et pénétrai dans le hall. Le larbin suait la trouille par chacun de ses pores encrassés.

— Où se trouve l’appartement de Herr Haupthändler ? Lorsqu’il réalisa que je n’étais pas venu l’arrêter pour l’envoyer en KZ, il se détendit quelque peu.

— Au deuxième étage, appartement cinq. Mais il n’est pas chez lui.

Je claquai des doigts.

— Donnez-moi votre passe.

Sans hésiter une seule seconde, il exhiba un petit trousseau dont il défit une des clés que j’arrachai de ses doigts tremblants.

— Si Herr Haupthändler revient, faites sonner le téléphone une fois et raccrochez aussitôt. C’est clair ?

— Oui, monsieur, fit-il en déglutissant bruyamment. L’appartement de Haupthändler était un immense duplex aux portes cintrées. Le parquet étincelant était jonché d’épais tapis d’Orient. Tout était si impeccablement propre et rangé que l’on avait du mal à imaginer que quelqu’un vivait ici. La chambre était meublée de deux vastes lits jumeaux, d’une table de toilette et d’un pouf, le tout dans une harmonie de pêche, de vert jade et de beige, avec une prédominance pêche. L’ensemble me déplut. Sur chacun des lits se trouvait une valise ouverte et, par terre, plusieurs sacs en papier provenant de grands magasins comme C  A, Grunfeld, Gerson ou Tietz. Je jetai un coup d’œil dans les valises. La première appartenait visiblement à une femme. Je constatai avec surprise que pratiquement tout ce qu’elle contenait paraissait neuf. Certains vêtements portaient encore leur étiquette, et la semelle impeccable des chaussures indiquait qu’elles n’avaient jamais été portées. L’autre valise au contraire, que je présumai appartenir à Haupthändler, ne contenait rien de neuf à part quelques sous-vêtements et accessoires de toilette. Je ne vis pas de collier de diamants. En revanche, dans une pochette qui se trouvait sur la coiffeuse, je découvris, réservés pour le lundi après-midi suivant, deux billets aller-retour de la Lufthansa à destination de l’aéroport de Croydon, près de Londres. Les billets étaient établis aux noms de Herr et Frau Teichmüller.

Avant de quitter l’appartement, j’appelai l’hôtel Adlon. Je remerciai Hermine d’avoir confirmé l’histoire de la princesse Mushmi. J’ignorais si les hommes de Gœring avaient mis la ligne sur écoute. Je n’entendis aucun grésillement suspect, ni écho dans la voix de Hermine, mais je savais que si notre conversation était interceptée, on m’en fournirait la transcription le soir même. C’était un moyen aussi valable qu’un autre de vérifier jusqu’où allait la bonne foi du Premier ministre dans sa volonté de coopération.

Je quittai l’appartement et redescendis au rez-de-chaussée. Le gardien émergea de son bureau et récupéra son passe.

— Personne ne doit être au courant de ma visite. Sinon, vous aurez de graves ennuis. C’est bien compris ?

Il opina en silence. Je le saluai fièrement de mon bras tendu. Les hommes de la Gestapo ne le font jamais, préférant rester aussi discrets que possible, mais je tenais à souligner mon effet.

— Heil Hitler, dis-je.

— Heil Hitler, répéta le gardien qui, dans son affolement, en lâcha le trousseau de clés.

— Nous avons jusqu’à lundi soir pour éclaircir cette histoire, dis-je en m’asseyant à la table où était installée Inge. (Je la mis rapidement au courant de mes découvertes.) C’est étrange : tout ce qui était dans la valise de la femme était neuf.

— Votre Herr Haupthändler m’a l’air de savoir s’occuper d’une femme.

— Mais tout était neuf. Le porte-jarretelles, le sac à main, les chaussures. Pas un seul vêtement n’avait été porté. Comment expliquez-vous ça ?

Inge haussa les épaules. Elle était encore dépitée d’avoir été exclue de ma petite expédition.

— Peut-être qu’il a changé de boulot et qu’il vend de la lingerie au porte-à-porte.

Je levai les sourcils.

— Bon, d’accord, reprit-elle. Peut-être, tout simplement, que la femme qu’il emmène à Londres n’a pas de vêtements corrects.

— On dirait plutôt que cette femme n’a pas de vêtements du tout, dis-je. C’est plutôt rare, non ?

— Bernie, vous n’aurez qu’à passer chez moi. Je vous montrerai à quoi ressemble une femme sans vêtements.

Durant un bref instant, je caressai cette idée.

— Non, repris-je, je suis convaincu que la compagne mystérieuse de Haupthändler a entièrement renouvelé sa garde-robe pour ce voyage. Comme une femme sans passé.

— Ou bien, renchérit Inge, une femme repartant de zéro. L’hypothèse prenait forme dans son esprit au fur et à mesure qu’elle parlait. Elle ajouta avec une conviction raffermie :

— Une femme qui a dû couper tous les liens avec son ancienne existence. Une femme qui n’a même pas eu le temps de passer prendre ses affaires chez elle. Non, ça ne colle pas. Elle aurait eu jusqu’à lundi soir pour le faire. Alors, peut-être a-t-elle peur de rentrer chez elle, parce que quelqu’un l’attend.

J’approuvai son raisonnement de vigoureux hochements de tête et fus sur le point de le poursuivre, mais elle me devança.

— Et si cette femme était la maîtresse de Pfarr, celle que la police recherche ? La fameuse Vera, Eva ou Dieu sait qui ?

— Haupthändler serait embarqué dans cette histoire avec elle ? dis-je d’un ton songeur. Pourquoi pas ? Cela tiendrait debout. Peut-être Pfarr a-t-il voulu rompre avec sa maîtresse lorsque sa femme est tombée enceinte. Il est connu que la perspective de la paternité ramène bien des hommes dans le droit chemin. Mais cela contrarie les projets de Haupthändler à l’égard de la femme de Pfarr. Peut-être lui et cette mystérieuse Eva se sont-ils alors consolés en se jetant dans les bras l’un de l’autre, décidant par la même occasion de se faire un peu d’argent. Il n’est pas impossible que Pfarr ait parlé à sa maîtresse des bijoux de sa femme. Je me levai et finis mon verre.

— Peut-être Haupthändler cache-t-il Eva quelque part.

— Ce qui fait trois « peut-être ». Je n’en supporte pas plus avant un repas, sinon ça me coupe l’appétit, fis-je en consultant ma montre. Allons-y, nous réfléchirons en chemin.

— Où allons-nous ?

— Au Kreuzberg.

Elle brandit sous mes yeux un doigt à l’ongle impeccablement manucure.

— Et cette fois, ne comptez pas me mettre à l’écart pendant que vous vous amuserez. Compris ?

Je souris en haussant les épaules.

— Compris.

Le Kreuzberg, le « mont de la Croix », donnant son nom au quartier qui l’entoure, s’élève au sud de la ville, dans le parc Viktoria, tout près de l’aéroport de Tempelhof. C’est là que les artistes berlinois vendent leurs peintures. À un pâté de maisons du parc, Chamissoplatz est délimitée par de hauts immeubles dont les façades grises ressemblent aux murs d’une forteresse. La pension Tillessen occupait le coin du numéro 17, mais avec ses volets fermés recouverts d’affiches du Parti et de graffiti du KPD, elle semblait n’avoir accueilli aucun client depuis que Bismarck s’était laissé pousser la moustache. La porte était verrouillée. Je me penchai pour jeter un coup d’œil par la fente de la boîte aux lettres, mais il n’y avait pas signe de vie à l’intérieur.

Juste à côté, sous la plaque d’un certain Heinrich Billinger, comptable « allemand », un livreur de charbon entassait des briquettes de teinte brunâtre sur un plateau ajouré. Je lui demandai depuis quand la pension était fermée. Il essuya la suie qui lui collait au front et cracha en tentant de se souvenir.

— Ça n’a jamais été une pension ordinaire, finit-il par dire.

Il jeta un regard hésitant à Inge, et poursuivit en choisissant soigneusement ses mots.

— Plutôt une maison de mauvaise réputation. Pas vraiment une maison close, mais un endroit où une prostituée pouvait monter avec un client. J’ai vu des types en sortir il y a une quinzaine de jours. Le patron ne se faisait pas livrer régulièrement du charbon, juste un plateau de temps en temps. Mais pour vous dire quand ça a fermé, alors là… Si c’est fermé, remarquez bien, parce qu’il ne faut pas se fier à son état. Autant que je m’en souvienne, ça a toujours été comme ça.

Suivi d’Inge, je fis le tour de la maison. Nous tombâmes dans une étroite ruelle pavée, bordée de garages et de débarras. Des chats errants faméliques montaient la garde au sommet des murets de brique ; un vieux matelas aux ressorts défoncés gisait en travers d’une porte. On avait tenté de le brûler, et cela me remit en mémoire les photos du lit carbonisé des Pfarr qu’Illmann m’avait montrées. Nous nous arrêtâmes devant ce que je pensai être le garage de la pension. Je jetai un coup d’œil à travers une vitre sale, mais on ne voyait goutte à l’intérieur.

— Je reviens vous chercher dans deux minutes, dis-je en escaladant le tuyau de descente jusqu’au toit de tôle.

— Vous avez intérêt ! rétorqua-t-elle.

Je traversai le toit rouillé à quatre pattes, de peur de passer à travers si je concentrais mon poids au même endroit. Arrivé au bout du toit, je découvris une petite cour ménagée entre la pension et le garage. La plupart des fenêtres des chambres étaient voilées de dentelle crasseuse. Je ne voyais toujours personne. Je cherchai un moyen de descendre, mais il n’y avait aucune gouttière, et le mur séparant la cour de la maison du comptable était trop bas pour être d’aucune utilité. Heureusement, l’arrière de la pension masquait la vue du garage à quiconque aurait pu par ennui lever les yeux de ses mornes colonnes de chiffres. Il n’y avait donc pas d’autre possibilité que de me laisser tomber au sol, quatre mètres plus bas. Je sautai. Durant de longues minutes, la plante de mes pieds m’élança aussi douloureusement que si on les avait frappés à coups de matraque. De ce côté, le garage n’était pas fermé et, à part un tas de vieux pneus, il était vide. J’ouvris le double battant donnant sur la ruelle, fis entrer Inge et refermai le loquet. Durant quelques instants, nous restâmes immobiles dans la pénombre, et je faillis l’embrasser. Mais il y a des endroits plus appropriés pour embrasser une jolie fille qu’un garage abandonné de Kreuzberg.

Nous traversâmes la cour, et je tournai la poignée de la porte de la pension. Elle était verrouillée.

— Et maintenant ? demanda Inge. Vous avez votre passe ?

— Toujours, fis-je en ouvrant la porte d’un coup de pied.

— Très discret, fit-elle. Vous avez apparemment décidé qu’il n’y avait personne.

Je lui souris.

— Quand j’ai regardé par la boîte aux lettres tout à l’heure, j’ai vu du courrier sur le paillasson. (J’entrai. Ne l’entendant pas me suivre, je me retournai vers elle.) N’ayez pas peur. Il n’y a personne. Et depuis un bout de temps, à mon avis.

— Dans ce cas, pourquoi rester ?

— Pour jeter un petit coup d’œil, voilà tout.

— À vous entendre, on se croirait dans un grand magasin, dit-elle en me suivant dans le couloir obscur.

Le seul son audible était le bruit de nos pas, les miens bruyants et décidés, les siens hésitants et feutrés.

Le couloir débouchait sur une vaste et malodorante cuisine. Des piles d’assiettes sales s’entassaient dans tous les coins. Des reliefs de viande et de fromage pourris jonchaient la table. Un insecte repu bourdonna à mon oreille. À peine avais-je fait un pas à l’intérieur que la puanteur devint intolérable. Derrière moi, j’entendis Inge réprimer un haut-le-cœur. Je fonçai vers la fenêtre et l’ouvris en grand. Nous aspirâmes avec soulagement quelques bouffées d’air pur, puis mon regard tomba sur des papiers éparpillés par terre devant le poêle. La porte de l’incinérateur était ouverte. Je me penchai : l’intérieur était bourré de papiers à moitié consumés.

— Voyez ce que vous pouvez récupérer, dis-je à Inge. On dirait que quelqu’un avait hâte de les faire disparaître.

— Que dois-je chercher ?

— Commencez par ce qui est lisible, vous ne pensez pas ?

— Et vous, qu’allez-vous faire ?

— Je vais voir en haut. (Je désignai le monte-plats.) Si vous avez besoin, appelez-moi par le conduit.

Elle acquiesça tout en relevant ses manches.

En haut, mais en réalité au niveau de la porte donnant sur Chamissoplatz, le désordre était pire encore. Les tiroirs du bureau avaient été vidés et leur contenu éparpillé sur le tapis, usé jusqu’à la corde. Toutes les portes de placards avaient été retirées de leurs gonds. Ce spectacle me rappela celui de l’appartement de Gœring, dans Derfflingerstrasse. On avait arraché le parquet des chambres et sondé les cheminées avec un manche à balai. J’entrai ensuite dans la salle à manger. La tapisserie blanche des murs était maculée de sang, et une flaque sombre de la taille d’une assiette avait séché sur le tapis. Sentant sous mon pied quelque chose de dur, je me penchai et ramassai ce que je pris d’abord pour une balle de pistolet. Je m’aperçus que c’était un simple cylindre de plomb souillé de sang. Je le fis sauter dans ma paume et l’empochai.

Le rebord en bois du monte-plats était lui aussi rouge de sang. Je me penchai dans le conduit pour appeler Inge, mais je fus pris d’un violent haut-le-cœur et faillis vomir, l’estomac retourné par l’odeur de putréfaction qui s’en dégageait. Je reculai en titubant. Quelque chose avait pourri dans le monte-plats, et ce n’était pas un plateau de petit déjeuner. Me couvrant le nez et la bouche de mon mouchoir, je repassai la tête à l’intérieur et regardai en bas. Le monte-plats était arrêté entre les deux étages. Je levai les yeux et vis que la corde avait été coincée dans la poulie à l’aide d’un morceau de bois. Je m’assis sur le rebord, passai le buste dans le conduit et, tendant le bras, parvins à ôter la cale. La corde se déroula à toute vitesse et le plateau alla s’écraser au niveau de la cuisine avec un choc sourd. J’entendis Inge pousser une exclamation de surprise, puis, aussitôt après, un long hurlement de terreur.

Je sortis précipitamment de la salle à manger, dévalai l’escalier jusqu’au sous-sol et la trouvai dans le couloir, se retenant au mur pour ne pas tomber.

— Ça va aller ?

Elle déglutit avec peine.

— C’est horrible…

— Mais quoi donc ? dis-je en entrant dans la cuisine. J’entendis Inge me dire : « N’allez pas voir ça, Bernie. » Mais c’était trop tard.

Le corps était recroquevillé sur le monte-plats, tel un casse-cou s’apprêtant à franchir les chutes du Niagara dans un tonneau de bière. Tandis que je le regardais, la tête me parut bouger, et je mis un moment à réaliser qu’elle grouillait de vers. Un masque mouvant et luisant d’asticots dévorait le visage noirci. J’avalai plusieurs fois ma salive. Me couvrant de nouveau le bas du visage avec mon mouchoir, je fis quelques pas pour examiner le corps de plus près, suffisamment près pour percevoir, léger comme le souffle de la brise agitant un feuillage humide, le bruissement de centaines de mandibules affamées. D’après le peu que je connaissais en matière de médecine légale, je savais que, aussitôt après la mort, les mouches pondaient non seulement dans les parties molles et humides d’un cadavre, tels les yeux ou la bouche, mais aussi sur des blessures ouvertes. Dans ce cas précis, vu le nombre d’asticots se démenant sur la partie supérieure du crâne et la tempe droite, il paraissait plus que probable que la victime avait été battue à mort. D’après les vêtements, il s’agissait d’un homme et, vu la qualité de ses chaussures, d’un homme riche. Je glissai ma main dans la poche droite de sa veste, que je retournai comme un gant. De la menue monnaie et des bouts de papier chiffonnés en tombèrent, mais rien qui puisse l’identifier. Je tâtai le tissu à hauteur de la poche intérieure. Elle me parut vide. Pour m’en assurer, il aurait fallu que je glisse la main entre les genoux et la tête grouillante. J’y renonçai. Je reculai vers la fenêtre pour respirer à pleins poumons lorsqu’une idée me vint à l’esprit.

— Que faites-vous, Bernie ? s’enquit Inge d’une voix à présent plus assurée.

— Restez où vous êtes, dis-je. Je n’en ai plus pour longtemps. J’essaie de savoir qui est notre ami.

Elle inspira profondément, puis craqua une allumette pour fumer. Je dénichai une paire de ciseaux de cuisine, retournai près du monte-plats et découpai, du poignet au coude, la manche de l’inconnu. Tel un gros insecte noir qui aurait délaissé le festin des asticots pour se régaler en solitaire d’une portion plus tendre, le tatouage était encore clairement visible sur la peau mi-verdâtre mi-violacée sur laquelle se détachaient les marbrures bleues des veines. Je n’ai jamais compris pourquoi certains individus se font tatouer. Il y a pourtant bien d’autres choses à faire dans la vie que de défigurer son propre corps. Mais c’est un moyen inégalable pour identifier quelqu’un, et je songeai que avant longtemps, chaque citoyen allemand allait devoir se faire tatouer. Pour l’instant, en tout cas, l’aigle impériale que j’avais sous les yeux identifiait Gerhard von Greis aussi sûrement que s’il m’avait tendu sa carte du Parti et son passeport.

Inge passa la tête dans l’encoignure de la porte.

— Vous avez trouvé ?

Je roulai ma manche et passai le bras dans l’incinérateur.

— Oui, répondis-je en tâtonnant dans la cendre.

Mes doigts touchèrent quelque chose de long et de dur. Je sortis l’objet et l’examinai. Il avait à peine été entamé par les flammes. Ce genre de bois-là ne brûlait pas Facilement. Son extrémité la plus large était fendue, révélant un poids en plomb encore en place et, juste à côté, la cavité d’où provenait le cylindre que j’avais trouvé sur le tapis de la salle à manger.

— C’est Gerhard von Greis. Un racketteur de haut vol. Il n’aura plus l’occasion de faire chanter quiconque. Quelqu’un lui a fait des frisettes avec ça.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un morceau de queue de billard, dis-je en le rejetant dans le poêle.

— Nous devrions peut-être prévenir la police.

— Nous n’avons pas le temps de les aider. Pas pour l’instant, en tout cas. Nous perdrions tout notre week-end à répondre à des questions idiotes.

Je songeai aussi qu’une ou deux journées supplémentaires au tarif de Gœring m’arrangeraient bien, mais je gardai cette réflexion pour moi.

— Et lui, que va-t-on en faire ?

Je tournai la tête vers le cadavre grouillant, puis haussai les épaules.

— Lui, il a tout son temps, dis-je. Et puis ce serait dommage de gâcher ce petit pique-nique, non ?

Nous rassemblâmes les bouts de papier intacts qu’Inge avait récupérés dans le poêle, puis nous prîmes un taxi pour retourner au bureau. Je nous servis deux grands cognacs. Inge but avidement le sien, tenant le verre des deux mains comme un enfant avalant une limonade. Je m’assis près d’elle et, passant mon bras autour de ses épaules tremblantes, tentai de la réconforter. J’eus l’impression que la mort de von Greis nous poussait irrésistiblement l’un vers l’autre.

— Je n’ai pas l’habitude de voir des cadavres, dit-elle avec un sourire embarrassé. Surtout des cadavres décomposés servis sur un plateau.

— Oui, ça a dû être un choc terrible pour vous. Je suis désolé. Je dois admettre qu’il faisait un peu négligé.

Elle eut un frisson.

— On a de la peine à croire que c’était le corps d’un être humain. On aurait dit… une sorte de légume, comme un sac de patates pourries.

Réprimant la tentation de faire une seconde plaisanterie douteuse, je me dirigeai vers mon bureau et étalai devant moi les bouts de papiers aux bords noircis provenant du poêle de la pension Tillessen. Il s’agissait pour la plupart de fragments de factures, mais j’en remarquai un, à peine détérioré, qui me parut fort intéressant.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Inge.

Je saisis le papier entre le pouce et l’index.

— Une fiche de paie. (Elle se leva et s’approcha.) Elle était établie par la Gesellschaft Autobahnen au nom d’un de ses ouvriers travaillant à la construction d’autoroutes.

— Comment s’appelle-t-il ?

— C’est un certain Hans Jürgen Bock. Or ce type était encore récemment en taule avec Kurt Mutschmann, un perceur de coffres.

— Et vous soupçonnez ce Mutschmann d’avoir ouvert le coffre des Pfarr, n’est-ce pas ?

— Lui et Bock appartiennent au même réseau, dont faisait également partie Tillessen, le propriétaire du pseudo-hôtel que nous venons de visiter.

— Mais alors, s’ils appartiennent à un réseau, pourquoi Bock travaille-t-il sur les autoroutes ?

— Bonne question ! dis-je, et je haussai les épaules. Qui sait, peut-être a-t-il décidé de se racheter une conduite… Quoi qu’il en soit, nous devons avoir une petite conversation avec lui.

— Peut-être pourra-t-il nous dire où trouver Mutschmann.

— C’est possible.

— Et Tillessen. Je secouai la tête.

— Tillessen est mort, fis-je. Von Greis a été battu à mort avec une queue de billard cassée. Or, il y a quelques jours, j’ai vu l’autre moitié de cette canne à la morgue de la police. On l’avait enfilée dans le nez de Tillessen jusqu’à lui perforer le cerveau.

Inge fit une grimace de dégoût.

— Et comment savez-vous qu’il s’agissait de Tillessen ?

— Je n’en suis pas certain, admis-je. Mais je sais que Mutschmann se cache, et que, à sa sortie de prison, il est allé chez Tillessen. À mon avis, Tillessen n’aurait pas laissé un cadavre pourrir chez lui sans une raison majeure. D’après ce que je sais, la police n’est pas encore parvenue à identifier le cadavre de la morgue de façon formelle, c’est pourquoi je soupçonne fortement qu’il s’agit de celui de Tillessen.

— Et pourquoi pas celui de Mutschmann ?

— Parce que je ne le pense pas. Il y a deux jours, mon informateur m’a appris qu’un contrat avait été lancé sur Mutschmann juste après qu’on eut repêché dans le Landwehrkanal le cadavre à la queue de billard dans les narines. Non, ce ne peut être que Tillessen.

— Et von Greis ? Faisait-il partie du réseau ?

— Pas de celui-ci, d’un autre, et beaucoup plus puissant. Il travaillait pour Gœring. Toujours est-il que je ne m’explique pas pourquoi il se trouvait dans ce boui-boui.

Je fis rouler une gorgée de cognac contre mon palais puis, après l’avoir avalée, je pris le téléphone et appelai les bureaux du Reichsbahn. On me passa le service des paies.

— Rienacker à l’appareil, dis-je. Inspecteur Rienacker de la Gestapo. Il me faudrait immédiatement les coordonnées d’un ouvrier des autoroutes du nom de Hans Jürgen Bock. Références de sa fiche de paie : 30-4-232564. Il peut nous aider à arrêter un ennemi du Reich.

— Entendu, fit humblement le fonctionnaire. Que voulez-vous savoir exactement ?

— Eh bien, s’il travaille aujourd’hui, et sur quelle portion d’autoroute.

— Si vous voulez bien patienter une minute, je vais consulter les registres.

Plusieurs minutes s’écoulèrent.

— Jolie petite mise en scène, remarqua Inge. Je couvris le micro de ma paume.

— Un brave type. Il doit se demander comment éviter de répondre à quelqu’un de la Gestapo.

L’employé revint au bout du fil et m’annonça que Bock travaillait à l’extérieur du Grand Berlin, sur la section Berlin-Hanovre.

— Ils sont entre Brandenburg et Lehnin. Le mieux est de contacter le bureau du chantier, à deux kilomètres avant Brandenburg et à environ soixante-dix kilomètres de Berlin. Vous allez d’abord à Potsdam, ensuite vous prenez Zeppelin Strasse, et après une quarantaine de kilomètres, vous prenez l’autoroute A à Lehnin.

— Merci, dis-je. Pensez-vous qu’il travaille aujourd’hui ?

— Je ne sais pas, répliqua-t-il. Beaucoup d’ouvriers travaillent le samedi, mais même s’il ne travaille pas, vous le trouverez certainement dans les baraques du chantier. Ils sont logés sur place, vous comprenez.

— Vous m’avez été très utile, dis-je avant d’ajouter dans le style pompeux qu’affectionnent les officiers de la Gestapo : Je signalerai votre efficacité à vos supérieurs.